Robert Fortune : aventurier, botaniste, espion et voleur de thé

Illustration extraites de Voyages en Chine à la recherche des fleurs et du thé (1843 — 1850), de Robert Fortune, Hachette, Paris, 1855

Non, l’espionnage industriel n’est pas spécifique de notre époque ! On le pratiquait déjà au milieu du 19e siècle, comme en témoigne le livre de Robert Fortune, « La route du thé et des fleurs ». Un récit plein de charme, même s’il « date » par certains aspects.

Le contexte ou pourquoi les britanniques ont voulu dérober les secrets du thé aux chinois ?

La Chine, berceau du thé, eut pendant des siècles le monopole de sa culture et de sa fabrication. A partir du 18e siècle, les Britanniques importent le thé exclusivement de Chine et assurent sa commercialisation en Europe. Les Chinois, forts de leur monopole, augmentent les prix à leur guise. L’Empire britannique d’alors a beau être l’un des plus puissants, il ne possède pas de denrées commercialisables pouvant être utilisées en échange du thé.

L’East India Company décide donc d’importer depuis sa colonie du Bengale de l’opium dans l’Empire du milieu, où il est officiellement prohibé. Cet échange, opium contre thé, n’est pas sans risque. En 1839, un fonctionnaire chinois furieux, Lin Zexu, qui lutte contre ce trafic fait détruire d’importantes cargaisons d’opium.

Quelques années auparavant, en 1834, l’East India Company a perdu son monopole sur le commerce de thé avec l’Europe. Il devient alors urgent de trouver une solution pour mettre fin à cette dépendance vis-à-vis de la Chine. C’est en Inde qu’elle va s’amorcer. Au début des années 1820, un arbre ressemblant étrangement au théier a été découvert dans la jungle d’Assam. Des essais de culture sont réalisés mais le produit livré à Calcutta ne sera pas jugé concluant.

Puisque le théier semble pouvoir vivre en Inde et que les Chinois sont détenteurs des secrets de la fabrication du thé, l’East India Company imagine alors une solution audacieuse. Ils vont envoyer un espion en Chine afin de prélever des plants de thé et ramener des Chinois en maîtrisant la culture, afin d’implanter des théiers sur les contreforts de l’Himalaya.

Pourquoi choisit-on Robert Fortune ?

Robert Fortune est un botaniste qui aime l’aventure. Il a séjourné en Chine, entre 1842 et 1845, pour le compte de la Société d’horticulture de Londres. Il parle chinois et connait les us et coutumes de ce pays.

En 1848, l’East India Company se tourne donc naturellement vers cet écossais de 36 ans et lui propose un salaire 5 fois supérieur à celui qu’il gagne alors afin de s’assurer de son adhésion.

C’est ainsi que Robert Fortune débarque en Chine en septembre 1848. Il a pour mission de s’aventurer dans la Chine interdite, afin de : « trouver et rapporter des graines et des plants d’arbustes de thé destinés aux plantations de l’Hon East India Compagny des régions de Chine où sont produits les meilleurs thés. »

Le récit de Robert Fortune : La route du thé et des fleurs

Les amateurs de récits à la James Bond vont être déçus. Le botaniste ne fait nullement état d’une mission d’espionnage et n’éclaircit pas certains points qui peuvent laisser perplexe. Un exemple ? Pour se fondre efficacement dans la masse, Robert Fortune s’habille en chinois, s’affuble d’une natte et se fait appeler Shing Wah. Certes, il parle la langue mais il semble difficile à imaginer que des Chinois, peu habitués à des étrangers, ne soient pas intrigués par son accent. Un Britannique de grande taille ne doit pas passer inaperçu dans l’Empire Céleste.

Quoiqu’il en soit, Robert Fortune prend sa mission très au sérieux et celle-ci s’avère compliquée :

Les susceptibilités ombrageuses du gouvernement chinois ont empêché les étrangers de visiter aucun des districts où se cultive l’arbre à thé, et les renseignements fournis, à cet égard, par les marchands de cette nation ne méritent aucune confiance.

La route du thé et des fleurs , Robert Fortune, éditions Hoëbeke, 1992

Pénétrer à l’intérieur de la Chine était passible de mort pour un étranger. Le botaniste envoie donc, dans un premier temps, des chinois chercher le thé. Les plants et graines rapportés le laissent dubitatif. Il va donc faire preuve d’une grande conscience professionnelle en décidant d’aller lui-même chercher les pants. Il opte pour deux régions : d’une part celle du Hwuy-chow (Woo-e), réputée pour son thé vert, d’autre part celle du mont Huangshan, réputée pour son thé noir.

Il réalise une découverte qui nous fait aujourd’hui sourire, mais en dit long sur la méconnaissance qu’avait l’Occident du thé à cette époque : thés vert et noir proviennent du même arbre.

Les thés verts et noirs proviennent de la même espèce, et la différence de couleur, de goût, etc, ne vient absolument que de la différence des modes de préparation. 

La route du thé et des fleurs , Robert Fortune, éditions Hoëbeke, 1992

En 1848, il réalise un premier envoi de graines qui arrivent pourries à Calcutta. L’intérêt d’avoir choisi un botaniste pour cette mission secrète se révèle alors crucial en de pareilles circonstances. L’année suivante, Robert Fortune a recours aux caisses de Ward (petites serres portatives en terre cuite découvertes une vingtaine d’années plus tôt) pour transporter les plantes.

1851, les premiers plans de thé arrivent à Darjeeling…

En mars 1851, 20 000 pieds de théiers destinés à être plantés sur les contreforts de l’Himalaya, accompagnés de huit ouvriers chinois spécialisés dans la culture et la manufacture du thé. Ils voyagent à bord de l’Island Queen et cette fois-ci la marchandise arrivera en bon état à Calcutta ! Ainsi va débuter la culture du thé sur les contreforts de l’Himalaya.

Ici s’arrête le récit de Robert Fortune, mais il retournera en Chine entre 1853 et 1856 afin de recruter d’autres ouvriers pour développer la culture du thé en Inde à plus grande échelle.

On s’amuse beaucoup à la lecture de ce récit très british. Robert Fortune s’y plaint régulièrement du manque de confort et de la roublardise des Chinois qui l’accompagnent. Ces derniers lui redemandent sans cesse de l’argent pour continuer le voyage, inventant des frais imprévus. Il n’a pas toujours le choix et doit souvent s’incliner.

Pour l’amateur de thé, cet ouvrage est une mine d’informations sur la culture du thé au 19e siècle et la façon dont les feuilles sont travaillées. 

Cette première récolte se fait dans les premiers jours du printemps, lorsque les boutons des feuilles commencent à se montrer. On en fait une qualité de thé tout à fait supérieure, qui répond à celle que l’on obtient des premières feuilles dans les districts à thé vert. La seconde récolte, comme nous l’avons déjà dit, est la plus importante ; les feuilles de la troisième et de la quatrième sont grossières et donnent un thé d’une qualité inférieure. 

La route du thé et des fleurs , Robert Fortune, éditions Hoëbeke, 1992

En revanche, l’importance de la préparation du thé pour sa dégustation semble quelque peu lui échapper, ou tout du moins reste-t-il très british dans son approche de celle-ci :

La maîtresse des lieux posa une tasse devant chacun de nous, dans laquelle elle plaça du thé, qu’elle couvrit d’eau bouillante. Inutile de préciser qu’elle ne nous proposa si sucre, ni lait. Toutes les autres tables étaient occupées, la plupart des clients étaient des coolies transportant du thé vers Chang-shan, et dont les caisses bloquaient le chemin, devant la maison. Nous bûmes notre thé, qui me parut très rafraîchissant à l’état pur, sans sucre ni lait. De temps à autres, un employé de la maison passait de table en table et remplissait nos tasses d’eau bouillante. Cela se renouvelait en général deux ou trois fois, jusqu’à ce que les feuilles de thé eussent perdu leur parfum.

La route du thé et des fleurs , Robert Fortune, éditions Hoëbeke, 1992

Robert Fortune continuera ses aventures botaniques, notamment au Japon et à Taïwan où il ira observer la culture du riz et des vers à soie. Néanmoins, son aventure chinoise constitue l’apogée de sa carrière. Dès 1887, l’importation de thé indien au Royaume de Sa Majesté va devancer celle du thé chinois. Il a donc réussi sa mission.

Les amateurs de darjeeling peuvent avoir une pensée émue pour cet aventurier-botaniste sans qui ils ne pourraient pas déguster ce champagne des thés cultivé sur les contreforts de l’Himalaya.

En savoir plus sur Robert Fortune :

– Documentaire : Robert Fortune, le voleur de thé, réalisé par Diane Perelsztejn 2001-52mn
– Le récit, disponible en ligne : Voyages en Chine à la recherche des fleurs et du thé (1843 -1850), de Robert Fortune, Hachette, Paris, 1855, VII+265 pages

Les illustrations sont extraites de : Voyages en Chine à la recherche des fleurs et du thé (1843-1850), de Robert Fortune, Hachette, Paris, 1855 et celle des caisses de Ward de Wikipédia

2 commentaires

  1. Magali a dit :

    Merci pour cet excellent article, qui fait rêver et voyager ! Je trouve que cet homme portait bien son nom 🙂 Et ses « infiltrations en terre interdite » m’évoquent irrépressiblement celles d’Alexandra David-Néel au Tibet. Quels aventuriers, tout de même !
    J’en profite pour te recommander un autre ouvrage sur le thé, de fiction cette fois : « Du thé d’hiver pour Pékin » de LIU Xinglong, un court roman qui met en scène une poignée de tyranneaux ubuesques et impitoyables, prêts à mettre à genoux les paysans de leur contrée pour pouvoir offrir à un chef pékinois du thé cueilli sous la neige. Plus d’infos : http://www.bleudechine.fr/index.php?page=fiche&collection=Bleu%20de%20Chine&titre=78

    1. Divinithe a dit :

      Merci Magali pour ce retour positif. Bon, je crois quand même que les commentaires d’Alexandra David-Néel sur les tibétains sont un peu moins caricaturaux que ceux de Robert Fortune sur les chinois. Enfin, il faut bien sûr replacer l’ouvrage dans son contexte…
      Je ne connais pas le livre Du thé d’hiver pour Pékin mais je vais me le procurer !

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